TRANSLATIONS
(publié dans Oscillations numéro 0, décembre 2011)
C’est une histoire d’emphase : celle des architectes fous des Financial Districts, celle des compositeurs endiablés d’Hollywood. Forêts de tours, avalanches de cordes.
Commençons par établir un lien entre deux choses : d’une part, les quartiers financiers des grandes métropoles (accumulations de tours et de pics, sur des périmètres toujours resserrés) ; d’autre part, les indicatifs musicaux des majors hollywoodiennes (surenchère d’effets orchestraux, sur des durées toujours courtes). Outre une fontion commune de reconnaissance, ces deux ensembles opèrent comme des « sas », des voies de passage entre notre monde (disons « commun ») et un autre : ici, le monde des affaires, et du capitalisme triomphant ; là, celui de la féérie hollywoodienne.
Rendons-nous sensibles à ce sentiment synesthésique qui s’immisce : derrière ces « skylines » résonnent des envolées symphoniques, de ces « jingles » surgissent des monuments démesurés.
Supposons donc que cette image-ci (la skyline) et ce son-là (le jingle) s’équivalent. Or, si a = b, a et b sont interchangeables. Alors comment interchanger ces deux termes ?
Il faudrait traduire l’un en l’autre, et vice-versa – une mélodie qui s’étend, un paysage qui dure : d’un côté, déployer ces signatures musicales sur des vues panoramiques ; de l’autre, réduire ces quartiers d’affaires à des indicatifs d’une trentaine de secondes.
Prenons la fameuse « Fanfare » de la Twentieth Century Fox, composée par Alfred Newman en 1933. Après les roulements de tambours solennels, la ligne mélodique prend son élan et
s’élève irrésistiblement (fig. 1).
Fig. 1
Alfred Newman, Twentieth Century Fox Trade Mark
partition.
Si on isole cette mélodie principale, qu’on l’inscrit, littéralement, comme une ligne, quel paysage apparaît (fig. 2) ?
Fig. 2
Simon Ripoll-Hurier, Signature Tunes (Twentieth Century Fox)
impression numérique encadrée
98x36cm
A l’inverse, voici la « skyline » du Financial District de Manhattan, selon l’angle de vue le plus prisé des touristes : depuis un ferry sur la baie au sud. Les silhouettes des tours découpent le ciel, et tracent une ligne triomphante (fig. 3).
Fig. 3
Anonyme, Financial District, Manhattan, New York
photographie numérique.
Isolons cette ligne.
Une fois simplifiée, et reportée dans une grille MIDI (Musical Instrument Digital Interface), il s’agit de l’orchestrer, autrement dit de tracer autour d’elle un certain nombre d’autres lignes, qui correspondent à autant d’instruments. Quelle sorte de paysage résonne encore derrière ces cordes synthétiques (fig. 4) ?
Fig. 4
Simon Ripoll-Hurier, Cityscapes (Manhattan, New York)
partition midi.
La ligne mélodique principale apparaît en noir. Les lignes rouges correspondent à l’orchestration.
A travers ces quelques opérations, il est possible que plane une sorte de parodie, « un jeu indécidable auquel s’attache une jouissance esthétique, celle même de la lecture et de la règle du jeu.1 » Rappelons-nous alors que « parôdein, d’où parôdia, ce serait (donc ?) le fait de chanter à côté, donc de chanter faux, ou dans une autre voix, en contrechant - en contrepoint - ou encore de chanter dans un autre ton : déformer, donc, ou transposer une mélodie.2 »
1. Jean Baudrillard, L’Echange symbolique et la mort, Ed. Gallimard, 1976
2. Gérard Genette, Palimpsestes, la littérature au second degré, Ed. du Seuil, 1982